Les Yoga-Sūtra de Patañjali

Avant-propos

Le psychisme, citta

Dans notre langue, pour parler du contenu de notre cerveau, les termes d’esprit, de mental, de conscience recouvrent le même concept : Le psychisme.

Mental, du latin mens, mentis (« esprit ») et -al, lui-même du sanskrit manas, la définition du Larousse évoque ce qui se passe exclusivement dans l’esprit, intérieurement sans s’exprimer ou se manifester extérieurement. Relatif aux fonctions intellectuelles, au psychisme.

Autre définition, le mental est un système intellectuel temporaire prêté aux êtres humains pour la durée d’une vie matérielle.

 

Nous avons tout ici pour partir à la découverte de ce psychisme qui nous joue souvent des tours et dont le système Yoga, entre autre, nous propose de le discipliner pour réduire nos causes de souffrance.

Le contenu de notre mental nous est parfois inaccessible. Il y a une partie de nous qui reste cachée. Combien de fois nous surprenons-nous en nous découvrant capables ou incapables d’accomplir certains gestes, efforts ?

Il y a donc un état du psychisme qui nous permet de réfléchir, de prendre du recul. C’est respectivement la « Conscience témoin » – citta – et le deuxième – manas – qui nous mettent plutôt en relation avec le monde extérieur. C’est ce que nous apprend Patañjali dans les trois premiers sūtra du premier chapitre développés précédemment. (Voir publications dans la bibliothèque du site).

De quoi est fait notre psychisme ?

  • De notre Conscience-témoin.
  • De nos apprentissages tous mémorisés.
  • De nos expériences, toutes mémorisées.

Avec nos sens, nous percevons (audition, toucher, vue, goût, odorat) des impressions que nous allons mémoriser et une grande partie de cette mémoire est en permanence active pour nous assister dans l’accomplissement de nos actions quotidiennes.

Nous avons appris à manger, à nous tenir debout, à marcher, à lire, à conduire mais aussi à ressentir, à apprécier ou à rejeter….

Notre mental est donc en activité de façon permanente.

C’est ainsi que nous découvrons le mot vṛtti dans les Yoga-Sūtra de Patañjali.

vṛtti : de la racine vṛt qui signifie tourner, se produire, agir.

vṛtti : manière d’être, mode d’existence, activité…

Donc les vṛtti sont les activités, le comportement de notre mental face à une expérience quelle qu’elle soit.

Dans le sūtra 4 du premier chapitre précédemment développé dans nos pages, ce vocable est utilisé pour la première fois. Sa tendance est négative, vṛtti est présenté comme un désordre, un mouvement qui nuit au calme, au recul nécessaire pour percevoir la juste réalité de notre nature.

 


 

YS I 5

Ecouter le sūtra

vttaya pañcatayya kliṣṭākli:

Les activités psychiques, regroupées en cinq catégories produisent ou non de la souffrance

Il fait un temps magnifique, la campagne est belle, les blés sont blonds et secs. S’allonger dans ce champ inondé de soleil serait une chose délicieuse quand l’agriculteur arrive : « Quel souci ce temps, tout se dessèche, il faudrait de la pluie ». J’ai entendu la plainte de ce travailleur, alors vais-je ruminer parce qu’il fait beau et que le blé sera bruni sur tige ou bien m’accorder malgré ceci ce moment de communion avec le soleil et le ciel pur ?

Les activités psychiques

Plusieurs classements des activités du mental existent dans d’autres textes de la Tradition, mais Patañjali a choisi de les regrouper en cinq catégories.

Penser, agir, se souvenir ne devrait pas, à priori, engendrer de la souffrance. Les vṛtti sont la représentation de notre mental et ce dernier est toujours en action. De lui viennent les « ordres » qui sont, grâce à l’énergie appelée prāṇa, traduits par le corps. Chaque médaille a son revers, nous pouvons choisir de retenir le bon côté de toute chose et rester conscient que l’autre versant existe sans qu’il nous empoisonne la vie.

Comme le dit l’adage célèbre : « Cela dépend si l’on voit le verre à moitié vide ou à moitié plein ».

« Connais-toi toi-même »

Mon mental m’aide-t-il à me rapprocher de l’état de yoga ou m’en écarte-t-il ?

 


 

YS I 6

Ecouter le sūtra

 

pramāaviparyayavikalpanidrāsmtaya

(Ce sont) : la saisie mentale, l’erreur, l’imagination, le sommeil profond, la mémoire.

De retour des cours j’aperçois – saisie directe – la voiture de ma fille qui est éclairée de l’intérieur.

Elle est partie faire un tour à pied.

Quand elle revient, je lui dis :

 » Il me semble que tu as laissé la lumière allumée dans ta voiture.

 » Impossible, me répond-elle, tout se coupe automatiquement dès que j’enlève les clefs du contact.

« Et moi qui t’imaginais déjà sans batterie pour redémarrer ! – imagination –

-Je me souviens de la dernière fois que cela m’est arrivé. – Mémoire – Fatiguée je suis rentrée me coucher et pendant le sommeil j’ai tout oublié – sommeil profond -. Le matin plus possible de partir !  »

En fait, c’était le réverbère qui était juste au-dessus qui donnait cette impression de lumière dans la voiture – erreur de perception -.

 

 

L’apparence trompeuse.

Chacune des ces activités possède ses caractéristiques propres. Bien qu’elles ne soient pas toujours évidentes et apparentes, elles sont reconnaissables individuellement. Leur prédominance, leur fréquence, leurs effets sur notre comportement et sur nos attitudes se combinent pour constituer nos personnalités. Placée en dernier la mémoire est la faculté d’enregistrer les éléments provenant des quatre autres modes de fonctionnement.

Le sommeil profond qui apparaît peu dans cette anecdote, sera traité un peu plus loin.

« Connais-toi toi-même »

Selon les individus, y a-t-il prédominance de l’une des activités de l’esprit ?

 


 

YS I 7

Ecouter le sūtra

pratyakṣānumānāgamāḥ pramāṇāni

Les saisies mentales sont la perception sensorielle, la réflexion, le témoignage digne de foi.

Assise au bureau, je ne vois pas le temps passer… quelle heure est-il ?

La montre dit : 19 heures (perception sensorielle – la vue)

Mais si la montre est arrêtée….

Je regarde par la fenêtre la nuit qui descend. Le ciel est presque noir et ce dossier a été ouvert à 17h. Il ne devrait pas être loin de 19 heures ! (la réflexion)

Pas de montre, pas de vue sur l’extérieur, pas vraiment de moyens pour réfléchir alors j’ouvre la porte du bureau et je demande aux collègues qui sont encore là : « quelle heure est-il s’il vous plait ? » (le témoignage digne de foi).

La saisie mentale

La perception sensorielle

Elle s’entend par le fait de percevoir quelque chose par les sens. Il nous reste à comprendre ce que le mot « sens » veut dire.

« Cette attention de ta part m’a beaucoup touchée !  »

Ici, le toucher s’entend au sens émotionnel.

Nous avons donc, si je peux m’exprimer ainsi, deux portes d’entrée des perceptions. Au niveau physique avec les organes correspondants à l’objet à percevoir – l’œil pour la vue, le nez pour l’odeur etc. et à un niveau plus subtil qui serait l’émotion, le sentiment que l’on plaque sur cet objet. J’aime, je n’aime pas, etc.

Ces deux niveaux, respectivement sthūla śarīra pour le corps physique et sūkṣma śarīra pour le corps subtil sont en constante interaction.

On ne voit bien qu’avec le cœur, disait Saint-Exupéry. Ainsi notre perception sensorielle sera colorée par notre psychisme fait de mémoire, d’imaginaire de répulsion ou d’attachement.

La réflexion

Notre mental est fainéant, l’information doit lui parvenir au plus vite avec le moins d’effort possible. La perception sensorielle est souvent privilégiée. Mais dans le cas où nous n’avons pas accès à la perception directe il nous faut inférer, réfléchir, déduire. Les textes de la tradition utilisent souvent l’exemple du feu et de la fumée.

Il n’y a pas de fumée sans feu. Derrière la montagne un nuage de fumée s’élève, on peut en déduire qu’il y a un feu derrière la montagne.

Le témoignage digne de foi

Nous avons recours à cette information lorsque la réponse à notre question est hors de portée pour nos sens. L’information reçue doit être indiscutable. Plus profondément, il s’agit de faire confiance, d’être relié à une lignée comme par exemple les Veda1 qui transmettent des vérités universelles éternelles.

« Connais-toi toi-même »

Quelle est ma tendance personnelle, faire confiance à l’expérience d’autrui, chercher à comprendre par l’analyse ou croire plutôt ma propre expérience ?

[1] Textes religieux sacrés de l’Inde. « veda  » est traduit par Connaissance

 


 

YS I 8

Ecouter le sūtra

viparyayo mithyājñānamatadrūpapratiṣṭham

L’erreur est une connaissance incorrecte établie sur une interprétation inexacte de la réalité

Les premières douceurs du printemps m’entraînent dans le jardin à l’arrière de la maison. Une fleur coupée à droite, une branche taillée à gauche. Le téléphone sonne. Je laisse tous les outils pour aller décrocher. Plus de clefs pour entrer dans la maison fermée ! Je les avais pourtant bien mises dans ma poche, comme d’habitude….

Le temps de chercher, le téléphone s’est tu ! J’en profite pour parcourir tout le jardin, nez face à la terre pour retrouver ces maudites clefs forcément tombées de ma poche. La voisine m’appelle et tout me revient en mémoire. Pendant que nous discutions, j’ai posé les clefs sur le muret. Elles sont bien là…

Vive le répondeur !

L’erreur

T.K.V. Desikachar, dans sa conversation avec Hellfried Krusche1 dit ceci :  » La perception erronée signifie croire que quelque chose est correcte, jusqu’à ce que les circonstances plus favorables fassent apparaître la vraie nature de l’objet. »

Tout est changement et ce que nous connaissons évolue. Ce que nous croyons vrai aujourd’hui le sera-t-il encore demain ?

« Connais-toi toi-même »

Puis-je apprendre de mes erreurs pour grandir ?

[1] Freud et le Yoga – Editions Āgamāt

 


 


YS I 9

Ecouter le sūtra

śabdajñānānupātī vastuśūnyo vikalpa

L’imagination est une connaissance formée de mots sans objet réel correspondant

A la fin d’un cours de yoga avec des enfants, pendant un moment de silence ils ont choisi de faire un mandala. Le sujet du mandala est soumis au vote et c’est la tortue qui l’emporte ! Comment ? Quelle forme ? Quelles couleurs ? Dans leur esprit la tortue était là et le rendu final aussi. Mais la feuille était blanche, tout restait à faire.

L’imagination

L’imagination est une activité du psychisme à part entière. L’image créée est élaborée au moyen de mots, de souvenirs, de connaissances, d’émotions que nous avons en nous.

L’objet n’existe pas réellement mais nous le voyons de « l’intérieur ». Et parfois l’image est tellement réelle que nous la tenons pour la vérité.

« Connais-toi toi-même »

Quel est le rôle de l’imagination dans ma vie quotidienne ?

 


YS I 10

Ecouter le sūtra

abhāvapratyayālambanā tamo vṛttirnidrā

Le sommeil profond est un fonctionnement psychique caractérisé par l’absence d’activité mentale consciente.

Les spécialistes disent que nous devons éteindre notre portable complètement tous les deux ou trois jours. Bien qu’il soit éteint, au matin quand nous le rallumons, l’horloge est à la bonne heure, les applications sont mises à jour et tout fonctionne parfaitement. Les batteries, connectées à la source du courant pendant la nuit, sont complètement rechargées.

Le sommeil profond

Il en est de même de notre psychisme. Le sommeil profond est une des phases de notre sommeil entre l’état de rêve et le sommeil paradoxal. Important pour la santé, si sa qualité et sa durée sont suffisantes, lorsque nous nous réveillons nous allons bien. Mais comment savons-nous que nous avons passé une bonne nuit ? Parce que nous nous sentons en forme me répondrez-vous ! C’est la seule connaissance que nous en avons. Puisque le sommeil produit un effet, il est la cause du réveil agréable, alors le sommeil profond est bien une activité productrice de notre psychisme.

Lorsque l’on souffre, pendant que nous dormons cette souffrance physique ou morale disparaît.

Si nous avons une idée qui nous trotte dans la tête pendant le jour avec le sommeil elle disparait et souvent au matin la solution jaillit d’elle-même.

Pourtant nous n’avons pas souvenir d’y avoir réfléchi encore et encore.

Pendant le sommeil profond, nidrā, les activités de notre mental, perception, erreur, imagination, mémoire sont absentes. Il n’y a pas de notion de temps, passé, futur, ce qui lui permet de se ressourcer. Les textes disent que c’est le moment où nous nous connectons à la Source.

« Connais-toi toi-même »

Quelle est l’importance du sommeil dans ma vie quotidienne ?


YS I 11

Ecouter le sūtra

anubhūtaviṣayāsampramoṣaḥ smṛtiḥ

La mémoire est le fait de retenir un objet expérimenté

Depuis quelques années nous avons la chance d’accompagner des élèves en Inde. Chennai est une ville immense, où toutes les rues semblent identiques pour un étranger. Rejoindre l’appartement que nous louons a été, la première fois, un chemin semé d’embûches. Aujourd’hui, les alentours, les bâtiments principaux l’entourant sont repérés. S’il n’y avait pas cette circulation incessante, je pourrais y aller les yeux fermés. Le chemin, l’endroit sont mémorisés.

La mémoire

Toutes les activités du mental que nous avons évoquées, sont stockées dans notre mémoire. Par exemple, nous avons besoin de notre mémoire pour identifier les clefs perdues d’une anecdote précédente. Mais aussi, comment aller d’un endroit à un autre… Toutes les expériences que la vie nous a offertes et nous offre à chaque instant, sont mémorisées pour être utilisées au moment opportun. Cette mémoire peut prendre plusieurs formes. Par exemple on parle de mémoire visuelle ou auditive. Elle peut aussi, selon les textes, être beaucoup plus ancienne et resurgir quand l’occasion est propice. Chacun de nos actes se fera grâce à la remontée dans le champ de la conscience d’informations stockées. L’acte accompli sera à nouveau stocké dans notre mémoire.

« Connais-toi toi-même »

La mémoire est-elle davantage un instrument ou un obstacle dans ma personnalité et dans mon évolution en yoga par exemple ?

Conclusion

Comprendre, apprendre les yoga-Sūtra, c’est à chaque moment de notre expérience de vie nous questionner sur qui nous sommes et ce que nous sommes en train de faire.

Dans ce premier chapitre, Patañjali nous invite à garder notre mental au plus calme, à rester concentrer sur une seule action à la fois pour atteindre l’état de plénitude unifiée, samādhi. Pour cela, il nous met face à une dualité, notre conscience intérieure et notre corps physique. Le choix est simple, focaliser nos activités mentales pour que la surface de notre « lac intérieur » reste immobile et transparente, alors nous pourrons découvrir notre vraie nature. Nous avons commencé cet exposé en rappelant que les activités du mental pouvaient nous faire souffrir ou pas, agiter la surface du lac ou pas. Nous verrons dans un prochain numéro que ces activités sont liées à ce que nous appelons les afflictions ou causes de souffrance, développées dans le deuxième chapitre des Yoga-Sūtra de Patañjali.

 

Martine Duchon

 


Bibliographie :

Yoga-Sūtra de Patañjali, B. Bouanchaud, Editions Āgamāt

Connais-toi toi-même, extrait de Miroir de Soi Yoga-Sūtra de Patañjali, B. Bouanchaud, Editions Āgamāt

Ecoute audio :
Livret CD récitation – Patañjali Yogasûtra La merveilleuse source sanskrite du yoga
Texte sanskrit et notation R. Sriram – Traduction française B. Bouanchaud – Editions Agamat